Quelles différences entre justice retenue et justice déléguée

La distinction entre justice retenue et justice déléguée est au cœur de l'évolution du système judiciaire français. Ces deux concepts, ancrés dans l'histoire de la monarchie, ont profondément façonné l'organisation et le fonctionnement de la justice jusqu'à nos jours. Comprendre leurs différences permet de saisir les enjeux fondamentaux de l'indépendance judiciaire et de la séparation des pouvoirs. Alors que la justice retenue incarnait le pouvoir absolu du monarque, la justice déléguée a ouvert la voie à une justice plus autonome et impartiale. Cette dichotomie continue d'influencer les débats contemporains sur le rôle du pouvoir judiciaire dans une démocratie moderne.

Origines historiques de la justice retenue et déléguée en france

Les racines de la justice retenue et déléguée remontent au Moyen Âge, période durant laquelle le roi de France était considéré comme la source de toute justice. Cette conception, issue du droit divin, plaçait le monarque au sommet de la hiérarchie judiciaire. Progressivement, face à la complexité croissante des affaires et à l'étendue du royaume, les rois ont commencé à déléguer une partie de leur pouvoir judiciaire à des officiers et des cours spécialisées.

Au XIIIe siècle, sous le règne de Saint Louis, on voit émerger les premiers éléments d'une justice déléguée avec la création du Parlement de Paris. Cette institution, initialement itinérante, devient sédentaire en 1302 sous Philippe le Bel. Elle marque le début d'une séparation, certes encore embryonnaire, entre le pouvoir royal et l'exercice de la justice au quotidien.

Cependant, la justice retenue demeure prédominante. Le roi conserve le droit d'intervenir directement dans les affaires judiciaires, notamment par le biais du Conseil du Roi. Cette prérogative, considérée comme un attribut essentiel de la souveraineté, permet au monarque de garder la main sur les décisions de justice les plus importantes ou les plus sensibles politiquement.

Caractéristiques fondamentales de la justice retenue

Pouvoir judiciaire concentré dans les mains du monarque

La justice retenue se caractérise avant tout par la concentration du pouvoir judiciaire entre les mains du roi. Cette conception découle directement de la théorie du droit divin, selon laquelle le monarque tient son autorité directement de Dieu. En tant que représentant de Dieu sur terre, le roi est considéré comme la fontaine de justice , c'est-à-dire la source ultime de toute décision judiciaire.

Dans ce système, le roi peut théoriquement intervenir à tout moment dans une procédure judiciaire, modifier une sentence ou même se saisir directement d'une affaire. Cette prérogative est symbolisée par l'image du roi rendant la justice sous un chêne, comme le faisait Saint Louis. Bien que cette pratique soit devenue plus rare avec le temps, le principe de la justice retenue demeure un pilier de l'absolutisme monarchique jusqu'à la Révolution française.

Rôle du conseil du roi dans l'exercice de la justice retenue

Le Conseil du Roi joue un rôle central dans l'exercice de la justice retenue. Cette institution, composée de conseillers choisis par le monarque, assiste ce dernier dans ses fonctions judiciaires. Le Conseil examine les affaires les plus importantes ou celles qui présentent un intérêt particulier pour la Couronne.

Au fil du temps, le Conseil du Roi se spécialise et se divise en plusieurs formations, dont le Conseil d'État privé, finances et direction, ancêtre du Conseil d'État actuel. Cette formation est particulièrement chargée des questions de justice et d'administration. Elle permet au roi d'exercer sa justice retenue de manière plus structurée et efficace, tout en conservant le contrôle ultime sur les décisions.

Procédure d'évocation et lettres de cachet

Deux instruments juridiques illustrent particulièrement le fonctionnement de la justice retenue : la procédure d'évocation et les lettres de cachet. L'évocation permet au roi de retirer une affaire à une juridiction inférieure pour la juger lui-même ou la faire juger par son Conseil. Cette pratique souligne le caractère suprême de la justice royale et sa capacité à s'imposer aux autres juridictions du royaume.

Les lettres de cachet, quant à elles, sont des ordres écrits du roi, contresignés par un secrétaire d'État. Elles permettent au monarque d'ordonner l'emprisonnement ou l'exil d'un individu sans procès ni jugement. Ces lettres incarnent le pouvoir arbitraire du roi en matière de justice et de maintien de l'ordre. Elles seront vivement critiquées par les philosophes des Lumières comme symbole de l'absolutisme et de l'arbitraire royal.

Limites et critiques du système de justice retenue

Malgré sa puissance théorique, le système de justice retenue présente des limites pratiques importantes. La multiplication des affaires et la complexité croissante du droit rendent impossible pour le roi de traiter personnellement tous les cas. De plus, l'arbitraire potentiel de ce système suscite des critiques croissantes, notamment de la part des parlements et des philosophes des Lumières.

Ces critiques portent principalement sur l'absence de séparation des pouvoirs et le risque d'abus lié à la concentration de l'autorité judiciaire dans les mains du monarque. Montesquieu, dans De l'Esprit des lois , souligne les dangers d'un tel système pour les libertés individuelles et plaide pour une séparation nette entre les pouvoirs exécutif, législatif et judiciaire.

La justice retenue, en concentrant le pouvoir judiciaire dans les mains du monarque, incarne l'essence même de l'absolutisme. Elle reflète une conception de la souveraineté où le roi, source de toute justice, peut intervenir à sa discrétion dans le cours des affaires judiciaires.

Principe et fonctionnement de la justice déléguée

Délégation du pouvoir judiciaire aux parlements et tribunaux

La justice déléguée représente une évolution significative dans l'organisation judiciaire de la France d'Ancien Régime. Elle consiste en la délégation par le roi d'une partie de son pouvoir judiciaire à des cours et tribunaux. Cette délégation s'opère principalement au profit des parlements, qui deviennent les cours souveraines du royaume.

Les parlements, dont le plus ancien et le plus important est celui de Paris, exercent la justice au nom du roi. Ils sont chargés de juger en dernier ressort les affaires civiles et criminelles les plus importantes. Cette délégation permet une administration plus efficace de la justice, tout en maintenant théoriquement le principe de la souveraineté royale en matière judiciaire.

Hiérarchie judiciaire et cours souveraines

La justice déléguée s'organise selon une hiérarchie complexe. Au sommet se trouvent les cours souveraines, principalement les parlements, mais aussi d'autres juridictions spécialisées comme la Cour des comptes ou la Cour des aides. Ces cours jugent en dernier ressort et leurs arrêts ne sont susceptibles d'aucun recours, sauf intervention directe du roi.

Sous les cours souveraines, on trouve une multitude de juridictions inférieures : bailliages, sénéchaussées, prévôtés, etc. Cette organisation pyramidale permet une répartition des compétences et une gradation des appels. Elle préfigure, dans une certaine mesure, l'organisation judiciaire moderne avec ses différents degrés de juridiction.

Inamovibilité des juges et indépendance judiciaire

Un aspect crucial de la justice déléguée est le principe d'inamovibilité des juges, particulièrement des magistrats des parlements. Etabli progressivement, ce principe garantit aux juges qu'ils ne peuvent être révoqués ou déplacés sans leur consentement. Cette garantie vise à assurer une certaine indépendance de la magistrature face au pouvoir royal.

L'inamovibilité, combinée à la vénalité des offices judiciaires (qui permet l'achat et la transmission héréditaire des charges), contribue à l'émergence d'une classe de magistrats professionnels. Ces derniers développent un esprit de corps et une certaine autonomie vis-à-vis du pouvoir royal, parfois source de tensions avec la monarchie.

Réformes de la justice déléguée sous louis XIV et louis XV

Sous les règnes de Louis XIV et Louis XV, la justice déléguée connaît plusieurs réformes visant à renforcer son efficacité tout en maintenant le contrôle royal. Louis XIV, en particulier, cherche à uniformiser et à rationaliser l'administration de la justice à travers le royaume. Les grandes ordonnances de Colbert, notamment l'Ordonnance civile de 1667 et l'Ordonnance criminelle de 1670, codifient et modernisent les procédures judiciaires.

Ces réformes visent également à limiter le pouvoir des parlements, perçus parfois comme des foyers d'opposition à l'autorité royale. La création de nouvelles juridictions spécialisées et le renforcement du rôle des intendants dans l'administration de la justice locale témoignent de cette volonté de maintenir un contrôle étroit sur la justice déléguée.

Évolution vers la séparation des pouvoirs

Influence de montesquieu et de "L'Esprit des lois"

L'œuvre de Montesquieu, en particulier son traité De l'Esprit des lois publié en 1748, joue un rôle crucial dans l'évolution de la pensée politique et juridique en France. Montesquieu y développe sa théorie de la séparation des pouvoirs, qui aura une influence considérable sur la conception moderne de l'État et de la justice.

Selon Montesquieu, pour garantir la liberté des citoyens et prévenir les abus de pouvoir, il est nécessaire de séparer les pouvoirs exécutif, législatif et judiciaire. Cette théorie remet fondamentalement en question le principe de la justice retenue, où tous ces pouvoirs sont concentrés dans les mains du monarque. Les idées de Montesquieu alimentent les critiques contre l'absolutisme et préparent le terrain pour une réforme profonde du système judiciaire.

Révolution française et abolition de la justice retenue

La Révolution française marque une rupture décisive avec le système de justice de l'Ancien Régime. L'Assemblée constituante, imprégnée des idées des Lumières, entreprend une refonte complète de l'organisation judiciaire. La loi des 16-24 août 1790 sur l'organisation judiciaire pose les bases d'un nouveau système, fondé sur les principes de séparation des pouvoirs et d'indépendance de la justice.

Cette loi abolit explicitement la justice retenue. L'article 17 du titre II stipule que "l'ordre constitutionnel des juridictions ne pourra être troublé, ni les justiciables distraits de leurs juges naturels par aucune commission, ni par d'autres attributions ou évocations que celles qui seront déterminées par la loi" . Cette disposition met fin au pouvoir du roi d'intervenir directement dans les affaires judiciaires ou de créer des juridictions extraordinaires.

Création du tribunal de cassation et réorganisation judiciaire

La réorganisation judiciaire entreprise par la Révolution aboutit à la création de nouvelles institutions, dont le Tribunal de cassation, ancêtre de l'actuelle Cour de cassation. Créé par la loi du 27 novembre - 1er décembre 1790, ce tribunal est chargé de veiller à l'application uniforme de la loi sur l'ensemble du territoire.

Le système judiciaire est réorganisé selon une hiérarchie claire, avec des tribunaux de district (ancêtres des tribunaux de grande instance) et des juges de paix au niveau local. Les juges sont désormais élus, ce qui marque une rupture avec le système de vénalité des offices de l'Ancien Régime. Cette nouvelle organisation vise à garantir une justice plus proche des citoyens et plus indépendante du pouvoir exécutif.

La Révolution française marque le triomphe des principes de séparation des pouvoirs et d'indépendance de la justice. L'abolition de la justice retenue et la création de nouvelles institutions judiciaires posent les fondements du système judiciaire moderne en France.

Héritage contemporain des systèmes de justice retenue et déléguée

Conseil d'état : vestige modernisé de la justice retenue

Le Conseil d'État, créé en 1799 par Napoléon Bonaparte, peut être considéré comme un héritage modernisé de la justice retenue. À l'origine, il exerçait une justice retenue au nom du chef de l'État, ce dernier ayant le dernier mot sur les décisions. Cependant, avec la loi du 24 mai 1872, le Conseil d'État obtient un pouvoir de décision propre, passant ainsi à un système de justice déléguée .

Aujourd'hui, le Conseil d'État joue un double rôle : il est à la fois le conseiller juridique du gouvernement et la plus haute juridiction de l'ordre administratif. Cette dualité de fonctions rappelle, dans une certaine mesure, le rôle du Conseil du Roi sous l'Ancien Régime. Toutefois, son indépendance et son statut de juridiction à part entière en font une institution fondamentalement différente, adaptée aux exigences de l'État de droit moderne.

Organisation actuelle du pouvoir judiciaire en france

L'organisation actuelle du pouvoir judiciaire en France est l'héritière directe des principes établis lors de la Révolution française et des réformes successives du XIXe et du XXe siècle. Elle repose sur une stricte séparation des pouvoirs et sur l'indépendance de la magistrature, garantie par la Constitution.

Le système judiciaire français se caractérise par sa dualité, avec un ordre judiciaire et un ordre administratif distincts. Cette dualité, qui peut être vue comme un héritage lointain de la distinction entre justice retenue et justice déléguée, répond à la spécificité du droit administratif français. La

Cour de cassation, au sommet de l'ordre judiciaire, et le Conseil d'État, au sommet de l'ordre administratif, sont les garants de l'unité de la jurisprudence dans leurs domaines respectifs.

Débats sur l'indépendance de la justice face à l'exécutif

Malgré les garanties constitutionnelles et légales, la question de l'indépendance de la justice face au pouvoir exécutif reste un sujet de débat en France. La nomination des magistrats du parquet par le garde des Sceaux et leur subordination hiérarchique au ministère de la Justice soulèvent régulièrement des interrogations sur leur autonomie réelle.

La création du Conseil supérieur de la magistrature (CSM) en 1946, réformé en 1993 et 2008, visait à renforcer l'indépendance de la justice en lui confiant un rôle dans la nomination et la discipline des magistrats. Cependant, certains estiment que son influence reste limitée, notamment en ce qui concerne les procureurs.

Les récentes affaires mêlant politique et justice ont ravivé le débat sur la séparation des pouvoirs. La question de l'indépendance du parquet et de son rattachement à l'exécutif est régulièrement posée. Certains plaident pour une réforme constitutionnelle qui alignerait le statut des procureurs sur celui des juges du siège, garantissant ainsi une plus grande autonomie du ministère public.

L'héritage de la justice retenue et déléguée continue de façonner le système judiciaire français contemporain. Si les principes de séparation des pouvoirs et d'indépendance de la justice sont fermement établis, leur mise en œuvre concrète soulève encore des débats, témoignant de la tension persistante entre efficacité administrative et garantie des libertés.
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